La dérive
Il y a ceux qui oublient le difficile en s'amusant dans des soirées, riant et s'éclatant entre amis. J'ai juste besoin de feuilles: feuillages, pages, carnets secrets ou petits mots à partager, feuilles de routes à expérimenter, ou encore: lettres, cartes routières, livres ou fichiers word. Paysages, jardins, papier d'aquarelle, photos. Toute feuille est une ressource.
Je voudrais tirer le rideau pour deux jours, ne plus penser à mon travail auprès des enfants, mais il en est un qui me poursuit plus que les autres. Il vient hanter mes nuits, et je me réveille le cœur battant. Bientôt 3 ans qu'un enfant sauvage nous est arrivé, et s'il a appris à communiquer, à jouer, à dessiner, à savoir plus ou moins se prendre en charge, ses troubles multiples qui empirent le rendent imprévisible, incontrôlable, dangereux. Il s'attache à tout le monde et à personne, mais il est plus qu'odieux. Son avenir est une impasse, aucune autre structure ne peut l'accueillir dans la région plus de quelques heures par semaine. Aucune famille n'est trouvée pour le prendre en charge.
Hier j'ai réussi avec davantage de moments désastreux que de bons moments à le conduire du milieu de l'après-midi au coucher. Il a pu manger à mes côtés, j'ai évité qu'il poignarde celui-ci, qu'il attrape les plats bouillants, qu'il se "désintègre" en riant trop longtemps nerveusement, qu'il perturbe de trop le repas des autres
enfants présents à notre table, et qu'il interfère dans leur coucher. Il a pu profiter d'une histoire, on a effacé le reste, ce qui avait pu se passer avant... Il n'a pas exigé toujours plus, Il a trouvé l'apaisement, le sommeil, mais que va t-il commettre demain? Nous sommes à bout de ressources.
Je repasse dans ma tête l'histoire de Charly pour éviter de penser trop à lui, Charly victime de cet enfant mais qui jouit aujourd'hui d'une vie normale et évolue sereinement. J'ai écrit un long rapport sur Charly, les belles histoires sont agréables à écrire. Mais l'issue pour l'enfant sauvage est très improbable. De sauvage il est devenu "civilisé", mais invivable malgré tout. Agressivité, violence, cris, folie, interfèrent sans cesse avec des moments de concentration sur des activités et des instants quasi normaux mais passagers.
J'habille sans cesse mon cœur d'une sorte d'indifférence, d'une armure pour continuer dans le courant, mais je ne peux m'empêcher de l'imaginer parmi les fous après avoir commis quelque grave délit...Je puise dans mes ressources, dans ma patience mais jusqu'où, jusqu'à quand? Je ne sais pas pourquoi je suis amenée à gagner ma vie en épongeant la galère d'enfants en dérive, car si les autres ne sont pas à son stade, à y regarder de près leur vie est moche et leur avenir plus qu'incertain. Heureusement les impressions se partagent, les ras le bol s'écoutent entre collègues, les espoirs se diffusent. A chaque journée terminée je souffle, je fais l'inventaire du bon, du positif, de l'espoir. Et chaque jour est un autre présent.
Feuille